La dépénalisation du cannabis ne nous intéresse pas. Au sens où elle n’a pas besoin de nous pour se faire. Au sens où elle est aussi évidemment indispensable qu’évidemment insuffisante. Libération, dans une brève sur notre action sur les 30 ans de la loi de 70, a pourtant décidé que le cannabis nous obsdédait.
Il y a fort à parier que Nicole Maestracci, tenue par l’interdit imposé sur la loi de 1970 par Chirac et Jospin, n’en peut plus de tenir des discours auxquels elle ne croit plus elle-même – d’affirmer que “ la dépénalisation du cannabis est dépassée ” puisque des circulaires du ministère de la Justice incitent déjà les magistrats à ne pas incarcérer les simples usagers ; de raconter qu’on peut en finir avec la répression des usages sans changer les lois ; de répéter que la politique française n’a rien à envier à celle de ses voisins. Les responsables politiques, résistant depuis deux mois à la pression que fait peser la dépénalisation du cannabis en Belgique, se décrédibilisent chaque jour un peu plus – à plus forte raison quand ils se prétendent de gauche. La situation devrait pourtant se dénouer. L’usage du cannabis sera bientôt dépénalisé en France. Mais le jour où le cannabis aura été admis, rien sans doute n’aura avancé sur les autres “ drogues ” : aucun signe d’avancée, aujourd’hui, vers une reconnaissance officielle du testing ; toujours pas de projet d’ouverture de salles de shoot ; aucune perspective de distribution médicale d’héroïne, pour les usagers qui ne supportent ni les produits de substitution, ni les lois du marché noir ; toujours les mêmes blocages du côté de la recherche, là où nous aurions besoin que les interactions entre drogues (ecstasy, héroïne, cocaïne, etc.) et “ drugs ” (traitements anti-VIH, notamment) soient davantage connues. Aucune ouverture, en somme, qui nous permette, ni de voir avancer la réflexion sur un cadre législatif capable de tolérer et d’encadrer, enfin, la production et la consommation des drogues – de toutes les drogues – ni d’ouvrir des brèches dans le système actuel, vicié par la prohibition de part en part, verrouillé de tous les côtés. Nous avons donc autre chose à faire que de focaliser sur le cannabis. Libé a pourtant décidé que le cannabis nous obsédait. Libé a décidé que les Français ne parlaient plus que de cannabis. Libé a décidé que la dépénalisation du cannabis était l’objectif ultime de tout discours sur les drogues en France. Peu importe que notre dossier de presse, “ Drogues : 30 ans de répression = 22 000 morts, 350 000 contaminations, 1 million d’arrestations ”, ait été égaré dans les couloirs de la rédaction (il paraît que l’auteur de la brève ci-contre ne l’a jamais reçu). Les sources du journaliste nous ont été indiquées, il s’agit de la dépêche de l’AFP. Aucun journaliste de Libé n’était sur le lieu de l’action. Pourtant, la dépêche de l’AFP ne parle à aucun moment de “ drogues douces ”, ni de “fumer” quoi que ce soit. Aucun militant n’a prononcé ni le mot de “ cannabis ”, ni celui de “ Belgique ”, ni évoqué un quelconque “ joint ”. Personne n’a jamais crié “ fume, c’est du belge ” (expression dont on apprend, à l’occasion, qu’elle sert aussi d’invitation à se faire faire une fellation, dans un argot quelconque). Si les journalistes de Libé ne sont pas homophobes, ils ont en tout cas une curieuse conception du journalisme. Et une longue pratique de l’humour gras. C’était dans le Libé du 29 janvier. Quelques jours avant, le 23 janvier, un article avait été publié dans Rebonds, signé de trois noms plutôt connus de la réduction des risques (François-Xavier Colle, Anne Coppel, Serge Hefez), dont le titre et le contenu contrastaient curieusement. Le texte contestait la criminalisation des usages de drogues dans leur ensemble, et concluait sur la nécessité d’une “ dépénalisation partielle de l’usage ”, toutes drogues confondues. Le titre, lui, n’en annonçait pas moins : “ Pour une dépénalisation du cannabis ”. Renseignements pris, le titre avait été fabriqué par les journalistes de Libé (ils en ont le droit). Les auteurs avaient été mis devant le fait accompli. La revendication qu’ils exprimaient concernant la loi de 1970 était beaucoup plus large que celle qu’annonçait le titre, en effet. De deux choses l’une. Soit les journalistes de Libé sont bêtes ; ils ne comprennent rien ; ou bien ils sont obsessionnels – et assez lâches pour faire parler leurs revendications par la bouche d’autres qu’eux. Soit ils font autre chose que du travail d’information ; ils soignent l’ordre des choses, en bons petits soldats ; ils vont au plus facile, amoureux du sens commun. Reformatant les débats au passage, avant même qu’ils soient lancés, pré-mâchant le travail des pouvoirs publics. On les a vu agiter les vieux épouvantails homophobes à propos des débats sur le relapse et le bareback, donner la parole aux psys les plus trivialement attachés à l’ordre symbolique à propos de l’adoption par les couples homosexuels. Concernant les drogues, ils suppriment tout ce qui dépasse, et rabattent au plus ras de ce que la culture courante des post-soixante-huitards leur a appris : banalité du cannabis, épouvante de l’héroïne. Le débat sur les drogues aujourd’hui, c’est :“ cannabis = dépénalisation, le reste = tabou ” ? Libé a du goût pour la majorité bien-pensante.
Libé lui rend bien service.