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Paradoxe : si la conférence de Durban représente indéniablement un succès politique pour tous ceux qui se battent afin d’améliorer l’accès des malades du Sud aux traitements disponibles, elle marque aussi, au Nord, la fin d’une période d’avancée thérapeutique dont les trithérapies furent l’emblème. Plus personne ne peut ignorer, désormais, que des pays du Sud sont prêts à produire des traitements, massivement et à meilleur marché les laboratoires occidentaux en frémissent encore, et leurs maigres concessions en matière de prix, même si elles sont très loin du compte, n’en ont pas moins l’allure réjouissante d’une réaction de panique. Mais cette modification spectaculaire des rapports de force économiques au niveau international contraste avec la pauvreté des progrès de la recherche : l’autre leçon de Durban, c’est qu’il n’y a pas, aujourd’hui, de perspective alternative en matière pharmaceutique.

Vers l’allègement des traitements ?

Cette impasse chimique a néanmoins un aspect positif. A Durban, quelques médecins ont fait part des prémices d’une recherche non plus sur les médicaments eux-mêmes, mais sur la façon de les prescrire. Cette tendance émergente a déjà son leitmotiv :  » moins de traitements  » (less drugs), qui sonne comme une réponse au  » traiter tôt, traiter fort  » dont nous sortons à peine. Impulsée au Nord, principalement aux Etats-Unis, cette nouvelle veine de recherche est née d’un triple constat : les trithérapies sont trop toxiques à long terme sur l’organisme humain ; une observance stricte de ces trithérapies est impossible sur de longues durées ; l’apparition de mutants résistants pourrait entraîner rapidement une nouvelle hécatombe.

Pour éviter ces trois écueils, le défi médical est de parvenir à un équilibre entre  » moins de traitements  » et  » une meilleure survie à long terme des personnes séropositives « . Les pistes explorées sont essentiellement les Interruptions Structurées de Traitement (IST) – arrêt du traitement une semaine sur deux, ou un mois tous les deux mois, etc – et les vacances thérapeutiques – arrêt du traitement pendant quelques semaines ou quelques mois chaque année. Les IST visent en premier lieu à réduire la quantité de chimie à ingérer, les vacances thérapeutiques visent, elles, à améliorer l’observance. Dans les deux cas, les médecins observent attentivement l’évolution de la réponse spécifique anti-VIH chez les personnes (capacité ou non de l’organisme, quand il est à nouveau en présence du virus, à produire des anticorps spécifiques au VIH), ainsi que son corollaire, la dynamique virale après chaque arrêt. Or, au vu des premiers résultats, on observe certes chez la majorité des patients un rebond de la charge virale après chaque arrêt, mais il semble que pour certains d’entre eux, ce rebond diminue dans le temps en fonction de la répétition des arrêts de traitement.

Pas d’alternative chimique.

D’une certaine manière, il était bon de l’entendre. La conférence aura au moins permis de tordre le cou à un certain nombre de chimères sur lesquelles spéculent les adversaires de l’accès aux traitements pour tous. A Durban, il a enfin été clairement dit que les microbicides testés pour la prévention du VIH, en particulier le Nonoxynol-9 que nous dénonçons depuis un an, ne fonctionnent pas dans cette indication : le mythe en prend un coup, d’une  » réduction des risques sexuels  » à bas prix et à la louche, prévention au rabais pour pauvres, supposés incapables de s’habituer à la capote. A Durban, il a également été fermement établi qu’aucun vaccin n’était envisageable avant au moins dix ans : la philosophie imbécile du  » tout-prévention  » sauver les générations futures, solvables, plutôt que s’épuiser à traiter les malades, morts pour la dette perd là un de ses chevaux de bataille. L’International AIDS Vaccine Initiative a cependant annoncé un essai de phase I (test d’une éventuelle efficacité in vivo) pour un candidat vaccin dirigé contre le sous-type A, le plus répandu en Afrique de l’Ouest. Nous surveillerons ça de près : on sait qu’une phase I en Afrique est le plus souvent pour les chercheurs un terrain privilégié d’expérimentations à moindre coût, s’embarrassant peu de règles d’éthique et de déontologie.

Quoi qu’il en soit, en l’absence d’alternative crédible, les médecins, les chercheurs, les pouvoirs publics et l’opinion internationale ont enfin dû entendre l’évidence : les trithérapies, puisqu’il n’y a rien d’autre, doivent désormais bénéficier au plus grand nombre, au meilleur prix et dans les meilleurs délais, et dans les pays à forte pandémie, les politiques de prévention ne sauraient servir de substitut au traitement des personnes déjà contaminées.

Mais si certains aveux d’échec peuvent avoir une vertu, d’autres sont plus inquiétants. C’est le scoop paradoxal de Durban : la recherche se dit clairement en panne de nouveaux médicaments. Grand silence sur les inhibiteurs de fusion, rien sur des produits  » immunomodulateurs  » du type Remune, rien sur d’éventuels antirétroviraux de deuxième ou troisième génération. Les malades en échappement thérapeutique devront attendre ; les autres, s’habituer aux effets secondaires.

La fuite des captifs.

Il y a de quoi applaudir. On nous permet en effet d’espérer que 6 à 8 mois de traitement correctement répartis dans l’année font aussi bien qu’une trithérapie continue. Et puisque l’on sait que la toxicité de ces thérapies dépend à la fois de leur dosage et de leur durée, moins de médicaments devrait signifier moins de toxicité, donc moins d’effets secondaires une survie meilleure, en somme. Rêvons un peu plus loin : la recherche des riches, pour une fois, pourrait bénéficier aux pauvres. Car s’il est prouvé qu’un traitement de six mois équivaut à un traitement de douze mois, le coût actuel des trithérapies s’en trouverait diminué de moitié, améliorant d’autant les chances d’accès aux traitements pour les pays du Sud et, plus généralement, pour tous ceux qui, en l’absence de système de protection sociale, doivent payer leurs soins.

Pas d’emballement, toutefois. D’une part, les pouvoirs publics continueront longtemps à nous objecter que nos désirs d’allègement ne relèvent plus de la santé, mais du confort ; et on peut par ailleurs douter que les labos financent massivement des essais qui conduiraient, s’ils étaient concluants, à diviser par deux leur chiffre d’affaire. D’autre part, il faudra veiller à ce que cette piste de recherche ne soit pas expérimentée, précisément, par opportunisme financier : comme au bon vieux temps, lorsque des médecins bricolaient en Afrique, faute de traitement abordable, des essais visant à prouver l’efficacité d’une thérapie au rabais. Surtout, les incertitudes scientifiques nous interdisent de nous ruer sans réfléchir dans cette nouvelle voie, et plus encore de la conseiller sans précaution à d’autres.

Mais quelque chose est en train de bouger, qui joue en notre faveur. Tout se passe comme si, au Nord comme au Sud, les malades devenaient de moins en moins captifs des molécules qu’on leur prescrit ou qu’on leur fait miroiter. Au Nord : des malades lourdement traités commencent à montrer des signes de lassitude et d’exaspération sous le poids des traitements, et tendent à s’en débarrasser pour les labos, une clientèle s’esquive. Au Sud : las d’attendre l’aumône thérapeutique des pays occidentaux, des producteurs locaux font fi des brevets pharmaceutiques pour produire à leur tour et à moindre coût pour les industriels du Nord, un concurrent émerge. C’est peut-être la clef du paradoxe de Durban. Inutile d’opposer la stagnation de la recherche chimique aux avancées politiques enregistrées sur le front de l’accès aux traitements. Les deux phénomènes relèvent d’un même mouvement : les laboratoires occidentaux sentent trembler sous leurs pieds le marché captif dont ils tiraient profit et arrogance. Durban, à ce titre, est la victoire de tous.