Break the silence : le mot d’ordre officiel de la XIIe Conférence internationale sur le sida rappelle d’une manière un peu pathétique le Silence = Mort lancé par Act Up il y a presque quinze ans. Il n’y aurait donc rien de bien nouveau si cette conférence ne se tenait pour la première fois dans un pays africain. Ici, c’est moins le silence qu’il faut briser que la fatalité qui voudrait que 95% des malades soient privés des traitements existants, et le cynisme de laboratoires pharmaceutiques arcboutés sur leurs brevets et leurs bénéfices. Toutes les associations de malades du Sud comme du Nord le savent : c’est pour résister à la loi des laboratoires et imposer une autre politique qu’elles sont venues à Durban.
Aujourd’hui, des médicaments antirétroviraux génériques sont produits à moindre prix, et dans des cadres légaux, au Brésil, en Inde, en Thaïlande : il faut le faire savoir, il faut favoriser leur circulation. Il faut que s’organisent entre pays du sud des marchés régionaux. Tel sera pour nous l’un des enjeux de cette conférence. Durban doit être notre Seattle.
Quelques jours avant l’ouverture de la conférence, le directeur exécutif de l’ONUSIDA, Peter Piot, nous signalait sa volonté de lancer un appel d’offre ouvert à tous les producteurs d’antirétroviraux, sous brevet ou non, seul moyen désormais de garantir l’accès à des traitements dans les pays pauvres. Le 11 mai dernier, le même Peter Piot avait pourtant annoncé à grands renforts de publicité que cinq laboratoires pharmaceutiques acceptaient enfin d’entamer une réflexion sur une réduction des prix de leurs médicaments.
Il n’aura donc pas fallu deux mois pour qu’à l’ONUSIDA, on reconnaisse, au moins en privé, que la stratégie de négociation avec les multinationales détentrices de brevets est un jeu de dupes. Aujourd’hui, les masques tombent: les résolutions apparentes des laboratoires n’étaient qu’effets d’annonce, marketing cynique et charité de façade. Les masques tombent en effet, quand certains laboratoires pharmaceutiques refusent de se rendre en Afrique du Sud en invoquant « des raisons de sécurité ». A Durban, leurs représentants auraient eu à rencontrer des délégations de malades africains, celles-là même qui, il y a quelques mois, exigeaient de l’OMS, à l’occasion de l’Assemblée Mondiale de la Santé, qu’elle mette en concurrence des producteurs de génériques avec des détenteurs de brevets, afin de favoriser l’accès des pays pauvres à des traitements enfin abordables. A Durban, ils n’auraient pu ignorer que des milliers de malades ont défilé ce dimanche avec le groupe activiste sud-africain TAC (Treatment Access Campaign) pour exiger des traitements. Il y a juste deux ans, à Genève, à l’occasion de la XIe Conférence internationale sur le sida où les laboratoires vantaient avec une arrogante publicité les mérites de leurs médicaments, pareille manifestation eût été inconcevable. A l’époque, la question de l’accès aux traitements dans les pays pauvres étaient reléguée par M. Hirschel, président de la Conférence, au rang des utopies abstraites et dangereuses. Il paraît que le vent tourne.
En deux ans, en effet, on a vu se multiplier les programmes d’accès aux traitements dans les pays pauvres, alors que les politiques de lutte contre le sida dans ces pays, largement dictées par les bailleurs de fonds internationaux, avaient été jusqu’alors exclusivement consacrées à la prévention. Mais ces programmes resteront impuissants, et bénéficieront au mieux à quelques centaines de malades, tant que ces pays ne pourront se procurer des traitements à des tarifs adaptés à leurs capacités de paiement.
Jusqu’à présent, les prix prohibitifs pratiqués par les laboratoires absorbent la majorité des sommes engagées pour ces programmes et empêchent les autorités sanitaires de renforcer les systèmes de prise en charge.
Dans ces conditions, il n’y a pas d’autre solution que la production, par les industries nationales, de produits génériques, et l’importation de ces produits dans des pays privés de capacité de production. Or ces solutions sont notamment inscrites en droit dans les accords TRIPS, contractés dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce. Un Etat peut invoquer une crise sanitaire aiguë pour demander à un laboratoire le droit de fabriquer un générique d’un produit protégé par un brevet. Si le laboratoire y consent, on parle de « licence volontaire » ; s’il refuse au contraire, l’Etat est souverain pour décréter la production nationale d’une copie – c’est ce qu’on appelle une « licence obligatoire ». C’est dans ces brèches, prévues par les accords TRIPS comme autant de soupapes de sécurité de l’Organisation Mondiale du Commerce que des gouvernements et des associations de malades ont jusqu’à présent tenté de s’engouffrer. Jusqu’à présent, pourtant, aucun pays ne s’est vu octroyer par aucun laboratoire une licence volontaire. Quant aux industries nationales de la copie, elles sont constamment menacées par les pressions des multinationales pharmaceutiques, et les Etats qui les autorisent ou les commanditent subissent des rétorsions économiques rédhibitoires, de la part des Etats-Unis, largement secondés par l’Union européenne.
Récapitulons : les laboratoires pharmaceutiques aujourd’hui refusent de mettre en place des tarifs différenciés adaptés aux capacités de paiement des différents pays. Ils refusent d’octroyer des licences volontaires. Et ils font obstacle, avec la complicité des grandes puissances économiques, à toute velléité de production nationale. Le pire est que, dans cette affaire, tout le monde est dans son droit : les licences obligatoires ne sont qu’une brèche, prévue par les accords de l’OMC, dont la contrepartie est la reconnaissance des brevets pour vingt ans. Et ces brèches sont inexploitables.
Peut-être avons-nous été jusqu’à présent trop sages et trop conciliants. Nous avons cru dans les accords TRIPS et le dispositif de licences obligatoires qu’ils prévoyaient, nous avons cru dans la négociation, nous nous en sommes tenus au strict cadre légal, parce que nous espérions qu’ils permettraient de garantir la protection des intérêts sanitaires des pays en crise. Aujourd’hui, il se pourrait bien que les activistes, au Sud comme au Nord, n’y croient plus : le cadre défini par l’OMC ne permet en fait de protéger que la propriété intellectuelle. Quand le cadre légal est inopérant, il faut en sortir. Faute de résultats, c’est à la notion de propriété intellectuelle telle qu’elle est actuellement garantie par les brevets qu’il faut impérativement s’attaquer. Si les brevets servent à restreindre aux seuls malades solvables l’accès aux nouvelles technologies de santé, alors les brevets sont criminels. Un point c’est tout. On connaît la chanson des laboratoires : ils seraient, en matière de santé, les garants de l’innovation, et c’est à ce titre qu’ils devraient être protégés par les brevets. Mais les laboratoires ont de l’innovation une conception formidablement restrictive, et des brevets une notion décidément arrangeante. On ne sait pas assez que les laboratoires brevètent aujourd’hui l’ensemble des molécules proches de leurs molécules « phares » pour bloquer la recherche de leurs concurrents. Ce faisant, les champions de l’innovation en empêchent la dynamique en la monopolisant à leur seul profit. Nous croyons quant à nous, avec les Indiens qui défendent leur industrie du générique, que les dynamiques d’innovation sont d’autant plus fortes que les découvertes peuvent être immédiatement exploitées par le plus grand nombre.
Surtout, nous considérons qu’une industrie nationale qui apprend à copier, comme c’est par exemple le cas au Brésil, participe absolument de l’ innovation parce qu’elle peut bénéficier à tous, et pas seulement aux malades des pays riches. L’urgence impose donc que les gouvernements du Nord et les organismes internationaux procurent une aide aux pays en développement afin d’assurer la production et la commercialisation de molécules génériques – qu’il s’agisse de la production de matières premières, de l’enregistrement de molécules ou de l’organisation de marchés régionaux sud/sud qui permettent aux producteurs de génériques de baisser leurs coûts de production et de résister au dumping des laboratoires de marques. Mais l’urgence impose aussi, et dès maintenant, que soit radicalement remis en cause le cadre qui régit actuellement la propriété intellectuelle pour les entreprises de santé. C’est à cette seule condition que pourront être effectivement mises en concurrence les industries copieuses avec les marques. Partout où la propriété intellectuelle est contradictoire avec les exigences de la santé publique, elle doit être suspendue.
En Afrique du sud, plus de 20% de la population est contaminé par le VIH. Il serait obscène et inacceptable pour des millions de malades de devoir se contenter du rituel concert de lamentations impuissantes auquel nous ont habitué d’autres conférences. La XIIe Conférence internationale sur le sida ne doit pas avoir lieu à Durban par hasard.