Alors que les très polémiques essais “ Bactrim contre placebo ” menés en Afrique sont enfin terminés, et face au drame que constituent les infections opportunistes pour les séropositifs africains, la « consultation internationale » de Hararé sera un test : l’ONUSIDA est-elle prête à impulser la mise à disposition massive de traitements préventifs à l’échelle du continent ? Va-t-elle, au contraire, se cacher derrière les scientifiques pour exiger, une fois de plus, un supplément d’enquête et refuser de jouer son rôle ?
Du 29 au 31 mars 2000, se tiendra à Hararé (Zimbabwe) une conférence internationale sur les traitements préventifs des infections opportunistes chez les malades du sida. Cette rencontre, organisée sous l’égide de l’ONUSIDA et de l’OMS, doit tirer les leçons des essais récemment réalisés en Côte d’Ivoire, au Sénégal, en Afrique du Sud, au Malawi – essais qui concluent tous, comme on pouvait s’y attendre, à l’efficacité plus ou moins grande du cotrimoxazole (Bactrim®) dans la prévention des infections bactériennes et parasitaires qui déciment en Afrique les personnes touchées par le VIH. On nous promet, à l’issue de la conférence, la publication de recommandations « claires » sur l’utilisation de ces traitements dans les pays africains.
Ces bonnes intentions nous laissent pour l’instant méfiants et inquiets : jusqu’ici, la clarté n’a pas été, en l’affaire, la principale vertu des organismes internationaux. Entre le Nord et le Sud, un double décalage marque depuis des années le traitement des maladies opportunistes et de leur prévention. D’un côté, des infections dont la fréquence et l’impact sont beaucoup plus élevés dans les pays du Sud : partout en Afrique, les deux premières causes de morbidité et de mortalité liées au VIH sont la tuberculose et les maladies bactériennes. De l’autre, dans ces mêmes pays, une débauche luxueuse de mises en gardes et de recherches préliminaires retarde et interdit toujours la mise en place d’une prévention adaptée – pourtant basée sur des traitements connus, qui ont fait leurs preuves, dont les malades des pays occidentaux bénéficient depuis longtemps. En Afrique, comme d’habitude, l’attentisme est strictement proportionnel à l’urgence.
Malgré les résultats des différents essais thérapeutiques (ANRS, CDC, ONUSIDA), les prétextes scientifiques à la mise en attente des traitements n’ont pas disparu. On argue, encore et toujours (récemment dans The Lancet), d’un double risque : prescrire inutilement du cotrimoxazole à des malades exposés à des souches bactériennes résistantes, chez qui le traitement serait inefficace ; susciter, par une prescription large et massive, des résistances nouvelles à ce traitement. On en conclut à la nécessité de moduler, au cas par cas et pays par pays, la distribution du cotrimoxazole, d’en réserver l’usage à des malades chez qui l’on est sûr du résultat, ce qui suppose d’en subordonner la prescription à l’existence d’infrastructures lourdes de diagnostic, de contrôle et de soin. En clair, remettre à plus tard. On peut assez facilement pourtant mettre en évidence l’inanité de tels arguments :
– 1) parce que le risque de prescrire un traitement dont l’efficacité est seulement « très probable » n’a jamais été un obstacle au Nord : dans les pays occidentaux, le mouvement se prouve en marchant, surtout lorsque la situation exige de prescrire vite et largement ;
– 2) parce que le cotrimoxazole est déjà largement prescrit en curatif sur le continent africain : la course de vitesse entre traitement et résistances a donc déjà commencé, et l’utilisation en préventif chez les séropositifs informés de leur état (population encore peu nombreuse) ne changerait pas la donne ;
– 3) enfin, parce que la hantise des résistances, poussée à son extrême, aboutit à refuser d’utiliser des médicaments qui resteront très efficaces, certes, mais in vitro et pour personne.
On le voit : la logique adoptée jusqu’ici par les organisations internationales tire surtout sa force de conviction des économies qu’elle permet de faire. Le passage des arguties scientifiques à la décision politique – mettre, dès l’apparition des premiers signes cliniques, tous les patients séropositifs sous cotrimoxazole – a un coût, que la prolongation des recherches permet d’ajourner indéfiniment. Derrière le souci d’un diagnostic ajusté se profile celui d’une épargne serrée. On peut redouter que la conférence de Hararé répète ce triste scénario. L’agenda de la réunion, comme le profil des intervenants, laisse présager le pire : composé presque uniquement d’acteurs de la recherche fondamentale, le public d’Hararé ne sera guère à même de débattre des conditions matérielles de mise à disposition des traitements, ou de tracer les contours d’une politique globale de dispensation pour les malades africains. Portés, par profession, à affiner et nuancer les données dont ils disposent, les chercheurs réunis risquent plutôt d’insister sur les spécificités locales, sur l’exigence de ne pas tout confondre, sur la nécessité d’en savoir davantage. On aura alors une consultation de plus, une conférence de trop.
Act Up l’affirme clairement : si, scientifiquement, nous ne savons jamais tout, politiquement, nous en savons assez. Le passage de la recherche aux actes n’est pas aujourd’hui affaire d’expertise, mais suppose une décision des institutions internationales qui en ont le pouvoir et la charge. En organisant la conférence d’Hararé, l’ONUSIDA se place elle-même devant une alternative. Soit cette instance joue son rôle, et publie une résolution où les contributions scientifiques s’inscrivent dans un programme précis et global de dispensation des traitements préventifs. Soit, abdiquant sa responsabilité et se cachant derrière les ambitions de la science, elle ne promulgue que de vagues conseils, tire excuse de ce qu’il faudrait encore apprendre, et laisse aux gouvernements nationaux le soin d’envisager ce qu’il convient de faire. Dans ce dernier cas, on pourra sérieusement se poser la question de l’utilité d’une institution telle que l’ONUSIDA, dont les atermoiements causent la mort des malades.
Act Up-Paris sera présent à Hararé, et ne se privera pas d’en tirer les conclusions qui s’imposent : si la résolution que nous attendons est encore remise, nous rappellerons haut et fort à l’ONUSIDA qu’elle n’est pas dédiée aux seuls dieux du savoir.