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On eût aimé lire dans la presse des éditoriaux scandalisés par la violence homophobe de la manifestation de Christine Boutin. On voudrait aussi que des journalistes protestent contre l’absence de campagnes de prévention, ou les exigences parfois délirantes opposées par l’administration aux malades qui demandent un renouvellement de leur AAH. On aurait alors mieux accueilli l’indignation presque unanime suscitée par notre menace d’outing.

Cette affaire figure déjà au palmarès des scandales provoqués par Act Up-Paris, non loin du « pays de merde » lancé par Christophe Martet au sidaction de 1996. Petits délits, en vérité, sans véritable proportion avec l’ampleur et la violence des réactions médiatiques. Si une partie de la presse française a cru voir du « fascisme » dans notre initiative, c’est qu’elle doit vivre dans un monde formidablement apaisé. A moins qu’elle ne soit taraudée par la mauvaise conscience : qui pourrait dire en effet que les médias, quels qu’ils soient, ont toujours irréprochablement respecté cette vie privée qu’ils nous reprochent aujourd’hui d’avoir voulu violer ?

Soyons justes : une lecture rétrospective des articles qui nous ont été consacrés donne du vacarme provoqué par notre initiative un aspect moins consensuel. Il s’est trouvé des journalistes pour prendre au sérieux les questions que nous posions, quitte à émettre au passage des réserves que nous pouvions, dans ces conditions, entendre. On peut supposer aussi que l’outing avorté d’Act Up a provoqué du débat au sein des rédactions : combien de journaux ont commencé par produire des articles violemment réprobateurs avant de nous ouvrir leurs colonnes la semaine suivante et de consacrer, huit jours plus tard, un dossier à l’homophobie.

Soyons injustes : ne retenons ici des réactions de la presse que le scandale forfaitaire, la pudeur effarouchée et la bordée d’insultes dont nous avons été gratifiés. Quand Act Up montre la lune, il y a des journalistes qui ne regardent que le doigt.

L’injuste mesure

Que disaient les journaux au lendemain de la manifestation anti-PaCS du 31 janvier ? Quels journalistes, parmi ceux qui ont commenté l’outing, ont dit les slogans ignobles et autres « pédés au bûcher » ? Le Parisien parle d’une ambiance souriante et bon enfant. Le Figaro se félicite de la bonne tenue d’une « parade moderne ». France-soir n’a rien vu, tout comme Le Nouvel observateur, Marianne ou L’Evénement. Mieux renseigné, Le Monde achève son récit de la manifestation en détaillant ses « dérapages ». Même chose à Libération, où l’on fait état d’une « soudaine bouffée d’homophobie », avant d’enchaîner, en un coupé-collé suspect, par une référence à des manifestants « fourbus, mais ravis d’avoir su donner une image d’eux gaie, colorée, dansante », et qui « se quittent gentiment sur le parvis des Droits de l’Homme ».

Manuels d’histoire

Les commentateurs ont la référence historique à portée de main : elle diabolise à peu de frais, elle raccourcit tout et empêche de penser. Dans Le Figaro, Véziane de Vezins identifie dans notre action des « relents d’inquisition ». Guy Konopnicki de L’Evénement, voit en nous le fruit de « l’alliance du procureur Starr et du sénateur McCarthy . Jean-Paul Pouliquen, président du Collectif pour le PaCS, regrette une pratique « utilisée et valorisée pendant la seconde guerre mondiale ». Thierrey Meyssan, dans le bulletin du Réseau Voltaire, décèle une « technique fascisante », tout comme Mouloud Aounit, président du MRAP, qui s’étonne dans Le Parisien de nous voir « bégayer des méthodes fascisantes ». Christine Boutin note dans le même journal que notre comportement est « totalitaire ». La palme revient à Emmanuel Le Roy Ladurie, qui se fend dans Le Figaro d’une analyse érudite qui renvoie à « l’inquisition de Goa », à « la bocca della verita en vogue durant la Renaissance italienne, aux « consistoires calvinistes », aux « dénonciations massives contre les maîtresses de Louis XV », à la décapitation de Marie-Antoinette « sur la foi des calomnies qui circuleront sur sa vie privée, pourtant honorable », aux « dénonciations anonymes dans les pays occupés par les nazis », et à « l’affaire Clinton-Lewinsky ». Un panorama historique presque complet est ainsi déroulé à toute allure, pour aboutir à un jugement définitif : nous opérerions « en quelque sorte un retour à l’antique – les démocraties de l’Antiquité ne protégeant pas cette liberté individuelle qu’est la privacy ». A vrai dire, Emmanuel Le Roy Ladurie n’oublie que les grands procès staliniens. Le Roy Ladurie a de la constance : on a peut-être oublié quel enthousiasme politique suscitèrent chez lui ces grands procès, à l’époque où il n’écrivait pas dans Le Figaro.

Manuels de géographie

Si l’outing est « vieux comme le monde », comme l’indique Le Figaro, il n’est surtout pas de chez nous. C’est ce que suggère Sylvie Caster dans Marianne, qui note avec esprit que « cela ne plaît décidément pas en France » ; la preuve est à trouver dans le mot, « intraduisible, pas encore rôdé, tâtonnant dans la délation ». Emmanuel Le Roy Ladurie espère que « l’ignominie du outing se heurtera aux obstacles que lui opposeront les mœurs françaises ». Thierry Meyssan signale « l’influence mal analysée de l’exemple nord-américain ». Quant à Laurence Folléa, elle ne craint pas d’affirmer dans Le Monde que l’outing « va à l’encontre de tous les principes de la société française ». Dame ! Ce qui est toujours en ligne de mire, c’est le spectre du « communautarisme », aussitôt assimilé aux perversions politiques de l’Amérique – une Amérique directement issue des fantasmes d’apocalypse d’un Alain Finkielkraut. A lire la presse, Act Up serait le fer de lance de l’américanisation d’une société française que ses « mœurs » et ses « traditions » devraient tout de même parvenir à défendre. Rien ici de très nouveau : en 1989, on suggérait déjà qu’Act up ne « prendrait pas en France ».

Soupçons

Certains se livrent à des rudiments d’enquête qui devraient faire honneur à leur perspicacité. France-soir pose ainsi l’intéressante question de savoir « qui se cache derrière Act Up » ? Pour corser l’affaire, le journaliste avoue que « la réponse n’est certes pas facile ». Suit une série d’allusions assez vagues qui mériteraient à elles seules une poursuite en justice pour diffamation : « Malgré un budget affiché assez faible, elle bénéficie de donations privée importantes grâce à des mécènes comme Yves-Saint-Laurent. » On ne saurait trop conseiller à France-soir de s’adresser à notre cabinet d’expert-comptable qui certifie chaque année nos comptes : les donations d’Yves-Saint-Laurent sont intégralement prises en compte dans notre « assez faible » budget. Toujours selon France-soir, ces donations occultes nous permettraient de mener à bien des « actions surmédiatisées ». Curieuse conception du journalisme, qui suggère que la médiatisation dont nous bénéficions est liée à l’obscure circulation de fortes sommes d’argent. Etant donné que l’affaire de l’outing ne nous a coûté que le prix nécessaire à l’envoi en recommandé d’une lettre à un député – soit la modique somme de 15 francs cinquante -, on imagine que France-soir ne décrit ici que ses propres pratiques journalistiques.

La paranoïa de France-soir fait piètre figure en regard de celle dont fait preuve Thierry Meyssan dans le bulletin du Réseau Voltaire. Fine mouche, ce dernier voit en nous « des proies faciles pour d’inavouables manipulations ». L’ensemble de l’opération aurait été commanditée sans que nous le sachions nous-mêmes par un « généreux mécène » qui aurait évité par là que « le parlementaire incriminé » révèle « certains aspects cachés du miterrandisme » qu’il était « justement sur le point de mettre en cause ». Notons que Thierry Meyssan, qui ne cite pas plus le « généreux mécène mitterrandiste » que le « parlementaire incriminé », en sait manifestement beaucoup sur l’un comme sur l’autre, quitte à dispenser au passage une information précieuse sur le député en question pour tous ceux qui voudraient l’identifier. Thierry Meyssan s’y connaît en insinuations. On jugera désormais à l’aune de ce délire les informations apportées par un Réseau Voltaire manifestement incapable de produire aucune preuve à ce qu’il avance.

La traduction

Presque tous les journalistes y vont de leur petit exercice de linguistique appliquée. « Chantage » « Délation », « Dénonciation ». La traduction exigerait de longues analyses : parler de « délation » et de « dénonciation », c’est évidemment supposer, soit que l’homosexualité est un crime, soit que la révélation de cette homosexualité constitue un danger pour celui qui en est l’objet. On aurait aimé, évidemment, que les commentateurs s’expriment sur l’un ou l’autre de ces points – ce qu’aucun ne fait. En outre, aucune de ces traductions ne rend justice au terme anglais, qui n’existe pas sans son pendant : le coming out. Faut-il rappeler aux journalistes 1) que l’exercice de la traduction est toujours politique, et 2) quelques leçons élémentaires de linguistique ?
L’explication intelligente
Michel Deléan, du Journal du dimanche, et Marc Olivier Fogiel, de Canal +, sont en mal d’explications. De toute évidence, celles que nous leur fournissons pour justifier notre action ne les satisfont pas. C’est que la vérité est ailleurs, comme chacun sait. Deléan estime qu’Act Up « cherche à compenser un certain repli militant par un coup d’éclat médiatique ». Quant à Fogiel, il veut voir dans l’outing le résultat d’une logique infernale qui nous oblige à des initiatives de plus en plus scandaleuses. Il ne sait pas que le principe de l’outing a été adopté par Act Up en 1991 ; il ne voit pas que les images qu’il vient de montrer d’Act Up, et qui datent toutes d’il y a plusieurs années, rappellent qu’Act Up fut, en d’autres temps, infiniment plus violent qu’il l’est aujourd’hui. Peu importe à Fogiel : il croit que les médias sont au centre du monde, qu’ils ordonnent tout ce qui a lieu, et que la légitimité d’une action ne se pense qu’en fonction de sa répercussion médiatique. Fogiel et Deléan vivent dans un monde enchanté dont ils seraient le centre. Ne les détrompons pas.

L’anecdote

La scène se passe sur le plateau de LCI. David Pujadas, présentateur du journal, craint manifestement que nous ne profitions du direct pour balancer un nom. Le président d’Act Up essaie une comparaison : s’il disait de n’importe quel député – Charles-Amédée de Courson, par exemple – qu’il est hétérosexuel, personne ne considérerait qu’il y aurait là atteinte à la vie privée du parlementaire en question ; pourquoi, dès lors, faire de la révélation de l’homosexualité une atteinte à la vie privée ? On a vu David Pujadas blêmir, puis se reprendre. L’émission terminée, Pujadas dira d’un air complice dans les coulisses : « voilà ; vous l’avez fait, votre outing ! ». Stupeur : nous ne pensions pas à Charles-Amédée de Courson. Lui, oui.

Regrets

Au journal de LCI : Catherine Tasca du Parlement, Thomas Doustaly de Têtu et Philippe Mangeot d’Act Up sont invités à s’exprimer sur l’outing. Catherine Tasca est scandalisée. Elle oppose à l’outing les vertus du coming out. D’après elle, plusieurs députés ont fait état de leur homosexualité. Philippe Mangeot manque alors d’à propos : il remarque d’un air entendu qu’ils ne sont pas si nombreux. Pourquoi, nom de Dieu, ne pas avoir demandé, en direct, des noms ? Sans doute aurait-elle pu citer André Labarrère. Bertrand Delanoë n’est pas député. Qui sont les autres ? Les promoteurs du PaCS, Patrick Bloche et Jean-Pierre Michel ? Ils ont l’art de contourner la question sans y répondre : « Qui vous dit que je suis homosexuel ? » disait récemment Patrick Bloche au journal gay Tabloïd. D’autres noms, peut-être, que nous aurions appris ? Car nous l’avons bien entendu : Catherine Tasca a parlé de « plusieurs députés » D’où ce regret : Catherine Tasca, qui réprouve l’outing, pouvait être amenée à outer quelques parlementaires. La vieille histoire de l’arroseur arrosé.

Apartés et outing

Blandine Grosjean, de Libération, qui trouve le procédé « policier », signale en aparté à Philippe Mangeot qu’elle n’a pas vu le député à la manifestation. C’est sans doute qu’elle le connaît ; c’est même qu’elle a fait en sorte de le savoir. Mangeot n’a pourtant rien dit. Blandine Grosjean peut se permettre de trouver le suspense « sordide ».
Pascale Kremer, du Monde, demande à trois reprises au cours de l’entretien si, vraiment, on ne peut pas lui dire le nom du député. Elle assure même, qu’elle ne publiera son article qu’après que nous aurons révélé, quant à nous ce nom. Elle ment : trois jours plus tard, son article, très critique sur notre initiative, sortira comme les autres. Elle y glissera que nous comptons souhaiter son anniversaire au député en question son anniversaire. C’est elle qui oute sans le savoir : un trombinoscope de l’assemblée nationale devrait suffire à identifier le dit parlementaire. Elle ajoutera même que nous sommes en négociation avec une chaîne de télévision qui pourrait assumer les frais judiciaires. Elle lance ici une rumeur qui sera reprise partout. Nous n’avons jamais été en négociation avec aucune chaîne de télévision. Nous avons seulement évoqué cette hypothèse, ce qui n’est tout de même pas exactement la même chose. Au Parisien et à L’Evénement, on va jusqu’à donner, off the record, plusieurs noms de députés auxquels on a pensé. On révèle ainsi des cachotteries de couloirs de rédaction, on balance à Act Up une liste de pédés supposés.

Précautions

Le Parisien prend soin d’inscrire en chapeau à l’interview d’Act Up, que « l’association tente de s’expliquer, sans convaincre » – que ceux qui, par hasard, seraient convaincus, se le tiennent d’avance pour dit. Il faut dire qu’en première page, l’article était annoncé comme une enquête sur « l’odieuse campagne d’un militant d’Act Up », comme si l’ensemble de l’association n’était pas engagée dans cette affaire. Le Monde ne fait pas autre chose. Dans le sommaire de première page, on y annonce un article sur l’initiative « inadmissible » d’Act Up-Paris.

Mauvaise foi

« Comme si on ne pouvait pas être homosexuel et contre le PaCS… » L’argument a été cent fois servi : par Konopnicki dans l’Evénement, par Laurence Folléa dans Le Monde, par Jean-Luc Porquet dans Le Canard enchaîné, par Chab dans Charlie. Mais nous n’avons jamais reproché à notre député d’être contre le PaCS : nous ne sommes nous-mêmes pas si convaincus par le PaCS que nous puissions formuler pareils anathèmes. Ce que nous ne pouvons admettre, ce sont les slogans assassins qu’on crédite en participant à la manifestation du 31janvier, ce sont les insultes ignobles qu’on laisse passer sans mot dire à l’assemblée. Reste que la manipulation a son sens : elle permet l’insulte de bon ton : Act Up, ce serait le « militantisme de caniveau » (Le Monde libertaire). Ou encore, d’autres distorsions : Dans une lettre ouverte à Act Up, Bertrand Delanoë condamne, « au nom de la liberté », à la fois Act Up et tous ceux qui participent à « des manifestations discriminatoires au cours desquelles on promet le bûcher aux homosexuels », tous ceux qui « adhèrent à une démarche fondée sur l’exclusion, empruntant des voies liberticides qui se nourrissent de slogans abjects. » Mais Libération, mais France-soir, mais Le Figaro omettent cette partie du communiqué.

Le salaud

Yann Moix parle des « mécanismes psychologiques propres aux homos » : « Ils recherchent la compagnie de ceux qui les excluent. Entre eux, ils sont odieux, souvent à la limite de l’homophobie ». C’est que « le grand théorème fondamental, totalement tabou, est bien celui-là : “Aucun homosexuel n’accepte jamais totalement son homosexualité ” ». Que ceux qui croient lire les notes d’un psychiatre de 1935 ou un guide Marabout sur le « douloureux problème de l’homosexualité » se détrompent. C’est écrit aujourd’hui, dans Marianne. La honte !