Act Up a finalement rencontré le ministre de l’Education nationale,François Bayrou, autant dire tout de suite que nous n’attendions pas grand chose de cette entrevue et que nous avions raison. Pour nous mettre en bouche, nous avons été reçus d’abord par Laurence Deroux, chef adjointe du cabinet, qui avait été pour l’occasion propulsée spécialiste de la question. Pour la sensibiliser un peu à ce problème qui n’a guère l’air de l’émouvoir nous lui avons parlé de notre ami Pierre-Yves, contaminé à 17 ans alors qu’il était encore lycéen et mort la semaine précédente. « Mais comment a-t-il été contaminé ? », fut la seule et édifiante réflexion que lui inspira cette histoire. Le ton était donné.
Pour obtenir ce rendez-vous avec les personnes les moins informées des problèmes du sida en France (Jean de Sabigny vous n’êtes pus le dernier !), nous avions pourtant mis du nôtre.
Le 11 mai dernier, nous avions déjà rencontré M. Crémadeills, conseiller technique à la santé scolaire, qui nous avait accordé ce rendez-vous sans trop savoir qui nous étions. Le gouvernement venait de se mettre en place et c’était la première fois qu’on allait parler du sida au ministère de l’Education nationale. Première et grande déception. Nous avions, à l’issue de l’entrevue, fixé un certain nombre de priorités ainsi que des échéances. Bayrou, qui devait normalement être informé des résultats de cette rencontre et à qui nous avions fait parvenir un courrier pour plus de sûreté, a cependant gardé un silence absolu sur le problème de la prévention du sida en milieu scolaire. Nous avons alors organisé un zap fax le jour des résultats du bac, le 7 juillet. Si les secrétaires furent rapidement excédées, cela n’a certainement pas été le cas des conseillers et du ministre qui sont partis en vacances en délaissant le dossier.
Le 7 septembre, jour de la rentrée scolaire, Act Up a manifesté devant le ministère, bloquant la circulation dans tous le quartier au grand dam des CRS et obligeant tout le personnel à rester dans la rue pour nous regarder. Le spectacle n’était pas du goût de tout le monde puisque Laurence Deroux s’est montrée scandalisé de nos slogans : « Le sida, Bayrou s’en fout ! », « Aujourd’hui lycéens, demain sidéens ! ». Il est vrai qu’elle est persuadé que François Bayrou est « très concerné et touché par l’épidémie de sida ». Le silence total du ministre depuis 7 mois le prouve en effet. « Ce n’est pas sous la pression que vous obtiendrez un rendez-vous », nous a-t-elle répété. Encore une fois, le ministre l’a démentie en nous accordant le rendez-vous demandé pour le lundi 13.
Rencontre en deux temps d’abord avec le chef de cabinet, M. Dupont-Aignon et Laurence Deroux, puis avec le ministre.
Bayrou a tenu à commencer l’entretien en nous disant qu’il ne se laissait pas impressionner par les manifestations. Message clair : même des malades qui manifestent, certains contaminés à l’âge où ils fréquentaient l’école, ne le font pas réfléchir. Malgré tout, la sécurité était en effervescence à notre arrivée, il faut croire que le ministère s’attend à tout de nous, même quand nous ne sommes que deux.
Nos interlocuteurs ne connaissaient pas plus Act Up qu’au mois de mai, ils n’avaient pas même songé à s’informer un peu. Les militants d’Act Up ne sont pourtant pas des inconnus au ministère ; le personnel de sécurité en tout cas nous connaît bien. Peu importe après tout, même si cela n’est bon ni pour notre ego, ni pour nos T4. Plus déplaisante par contre était l’ignorance totale dans laquelle ils étaient de notre entrevue avec M. Cremadeills : le problème du sida tient à ce point à cœur à François Bayrou et au personnel du cabinet qu’ils doivent ranger les notes internes sur ce dossier en des lieux si bien gardés qu’on finit par les oublier. Au moins le silence de Bayrou s’expliquait.
Surprise ensuite de nos interlocuteurs devant nos notes de travail et la liste de questions précise que nous avions apporté. Faut-il croire que ces gens-là s’étonnent qu’on puisse aborder de façon un peu sérieuse le problème du sida ? Act Up travaille manifestement de façon moins impressionniste que les responsables politiques.
Nous avons dû donc réitérer nos demandes du mois de mai puisqu’on ne les connaissait pas et que la situation n’a pas évolué depuis. Les éternelles litanies on pu recommencer ici : tout le monde au ministère se sent « concerné par le sida ». Nous nous sommes bien gardé de les croire.
Bayrou nous a dit avoir été surpris à son arrivé au ministère de l’importante différence de la situation entre les Académies. Il s’est donc empressé non d’y remédier mais de lancer des évaluations. Depuis le temps que ce ministère évalue, la notion d’urgence, n’a semble-t-il pas encore fait son chemin.
En réclament une action immédiate et des mesures d’urgence précises nous en avions certainement trop demandé à François Bayrou, lui qui estime que, dans le domaine du sida « la France est à la pointe de la recherche » et que les problèmes d’accès aux soins n’existent pas.
De fait, l’ignorance de nos interlocuteurs sur la question du sida était consternante : il nous a fallu expliquer à Bayrou ce qu’est un carré de latex ou digue dentaire et redire à Laurence Deroux à quoi sert le gel lubrifiant. Brillante spécialiste de la question, elle découvrait, non sans une certaine jubilation parce qu’elle trouvait là sans doute matière à justifier les discours méfiants de l’Eglise sur le préservatif, les risques de ruptures lors de la sodomie. Pour le confort, il n’était certes pas question d’en parler. Dorénavant nous pourrons rebaptiser nos rencontres avec les responsables de l’Education nationale : « Le sexe sans risque, c’est quoi ? ». Au moins nous tenions ici une preuve de l’impact merveilleux des campagnes de l’AFLS dont se targue M. de Savigny.
Nos interlocuteurs sont allés avec nous de découverte en découverte : nous les avons frappés de stupeur en leur apprenant qu’il ne fallait pas faire le vaccin BCG aux enfants séropositifs. Il existe pourtant une plaquette d’information émanant de leurs services (faite il est vrai sous un autre gouvernement) destinée à accompagner la circulaire sur l’accueil des enfants séropositifs à l’Ecole et qui rappelle les précautions élémentaires. Bayrou ne sait rien de la tuberculose.
Bayrou, décidément dernier de la classe ne savait pas non plus qu’il n’existe pas en France de distributeurs de seringues, il ignorait aussi que certaines pharmacies pratiquent un refus de vente systématique.
Son ignorance, et celle de ses collaborateurs, ne le pousse pourtant pas à attacher un médecin spécialiste de ces questions à son cabinet. Le ministre se retranche ici devant la nécessité imposée d’avoir un cabinet restreint. Il a promis que cela changerait bientôt. Nous avons du mal à y croire, mais nous lui proposerions bien d’échanger avantageusement Laurence Deroux et M. Crémadeills contre un médecin. Act Up aussi sait faire des économies.
Le ministre s’est toutefois engagé à prendre des directives pour stimuler les installations de distributeurs de préservatifs et lancer la formation de tout le personnel (enseignant, médical, administratif). En revanche il s’oppose à l’idée d’une prévention sida obligatoire inscrite dans les programmes des différentes matières enseignées à l’école. Il veut juste que « chaque enseignant puisse répondre à toutes les questions ». En bref, c’est encore à l’élève de faire le premier la démarche, c’est à lui de prendre conscience des problèmes du sida, c’est à lui que revient la tâche difficile de forcer les tabous, d’oser parler ouvertement de ce qu’on ne lui dit pas. Act Up doute un peu de cette pédagogie et, étant donnée l’actuelle qualité de la formation du personnel enseignant, nous craignons que cette idée ne puisse porter ses fruits avant de longues années.
D’autre part, François Bayrou n’entend pas que l’information sur le sida doit donnée avant le lycée, 12 ans après le début de l’épidémie, le ministère de l’Education nationale ne comprend toujours pas la nécessité d’une prévention précise dont l’utilité n’est plus à prouver pourtant. Cela a déjà été évalué, M. le ministre. Bayrou ne semble pas plus comprendre que les collégiens d’aujourd’hui seront certes les lycéens de demain mais qu’en refusant de leur donner l’information nécessaire, ils risquent aussi de devenir les sidéens de demain. Quand à voir notre ministre imaginer que certains n’attendant pas le lycée pour turer leur premier coup ou s’envoyer leur premier shoot, il ne faut pas trop rêver.
Bayrou a toutefois un grand projet réaliser un « grand film » qui sera diffusé dans tous les lycées. Projet ambitieux, en effet. Nous lui avons à l’occasion appris qu’il existe déjà de nombreux films réalisés par le CRIPS, la MGEN, etc. Intéressé, il se dit prêt à les visionner, mais il a tenu à préciser qu’il ne voulait que le message de prévention soit délivré de façon trop « crue ». « Je ne veux pas traiter ces jeunes garçons et ces jeunes filles comme de la viande », nous a-t-il sentencieusement déclaré. Message reçu, on ne risque pas de voir employer les mots sexe, pénétration, sodomie, fellation, cunnilingus, lubrifiant, seringue et beaucoup d’autres. Quant aux images, on en est d’avance atterré. Ce n’est pas cependant en refusant de donner une information claire et France sur le sida, la sexualité et la toxicomanie qu’on sauvera les jeunes.
Franchement alarmants nous ont semblées dans ce contexte des phrases comme « il ne faudra pas choquer la sensibilité de chacun ». Parce que nous les avons déjà entendues de la bouche de représentants des fédérations de parents d’élèves les plus rétrogrades, de l’Eglise et des associations moralisatrices de droite. Nos inquiétudes sont grandes sur les campagnes de prévention qui sortiront peut-être un jour du ministère, surtout quand Laurence Droux nous a déclaré « connaître les séances du professeur Joyeux » et posséder toutes ses brochures. Laurence Deroux ignore tout de ce qu’a pu produire de bien le ministère de l’Education nationale mais elle connaît par cœur, et peut-être lit et relit avec délectation, les plus immondes des brochures de « prévention » qui circulent actuellement en France. Si l’homophobie et le dégoût de la sexualité doivent être les axes forts de la prévention sida du ministère de l’Education nationale, nous craignons qu’Act Up ne la trouve pas à son goût.