Non seulement la France et les pays riches ont sciemment décidé de ne pas tenir leurs promesses financières, mais en plus ils mettent en péril les efforts réalisés en matière d’accès aux traitements.
En signant les derniers accords les pays riches risquent d’entraver la production et l’exportation de génériques à bas prix. Sans les génériques, il n’aurait jamais été possible de mettre autant de malades sous traitements dans les pays en développement depuis 2001. Non, c’est faux, l’industrie pharmaceutique ne connait pas la crise.
« La pharmacie du monde en danger »
Une simple signature à Bruxelles peut-elle provoquer une catastrophe humanitaire ? Nous pourrions bientôt en avoir la preuve, et le nombre de victimes serait alors très élevé. Le cycle de négociations des accords de libre-échange qui s’est ouvert la semaine passée entre l’Union européenne et l’Inde risque en effet de mettre un terme à la production massive de médicaments en Inde. Et ainsi mettre en danger le fonctionnement de ce qui s’est imposé ces dernières années comme la pharmacie du monde.
Les conséquences d’un tel accord seraient immédiates. A peine conclu, l’industrie pharmaceutique indienne ne pourrait plus fournir les traitements à bas coût qui aujourd’hui sauvent des populations entières, décimées par le sida, le paludisme, ou encore la rougeole et la tuberculose. Pour comprendre l’étendue du danger, un retour en arrière s’impose.
Au cours des vingt dernières années, l’Inde s’est imposée comme le premier fournisseur mondial de médicaments. Ses laboratoires, spécialisés dans la production de génériques – c’est-à-dire de copies chimiquement identiques aux produits de marque –, ont permis de fournir des traitements à des pays qui en auraient été privés faute de moyens. C’est le cas notamment de tout le continent africain. A l’heure actuelle, plus de 50 % des médicaments distribués par l’Unicef viennent d’Inde. Des experts estiment que dans le cas des antirétroviraux, ce chiffre s’élève à 93 %.
Parallèlement, le développement de l’industrie indienne a eu un impact important dans le reste du monde. Il a entre autres favorisé des baisses drastiques de prix en démontrant, à l’encontre des déclarations de certains fabricants, qu’elles étaient possibles. Pressés de réduire leurs marges pour permettre la mise sous traitement de tous, les laboratoires assuraient dans les années 1990 que les baisses accordées (environ 10 %) étaient tout ce qu’ils pouvaient faire. Une fois mis en concurrence – toute relative – avec l’Inde, les laboratoires occidentaux ont revu leurs tarifs. Les prix ont chuté de plus de 90 % en quelques années.
C’est ce double mécanisme d’approvisionnement et de mise en concurrence que remettent directement en cause les accords de libre-échange. Menées dans le plus grand secret depuis des mois, avec pour principaux interlocuteurs des responsables de l’industrie pharmaceutique, les négociations doivent aboutir rapidement à la signature d’un accord. Tout un volet du traité se concentre sur les questions de propriété intellectuelle. Entre autres, il prévoit l’extension des durées de brevet.
Une autre clause (le data exclusivity) renforce l’exclusivité des données pour certains laboratoires. Elle interdit donc la circulation de résultats cliniques, pourtant primordiaux dans la course contre la montre de la lutte contre les pandémies.
L’accès aux médicaments entravé
Le caractère technique de ces questions ne doit pas masquer l’enjeu humain considérable qu’elles recouvrent. En l’état, l’adoption d’un tel traité signerait la mort de centaines de milliers de personnes. Interdite de production par des accords qui vont au-delà des demandes déjà strictes de l’Organisation mondiale du commerce (OMS), l’industrie pharmaceutique indienne ne pourrait plus fournir en médicaments les pays en développement. Dans les pays occidentaux, les laboratoires pourraient de nouveau affirmer que les prix sont justes et au plus bas. Sans personne pour prouver qu’il est possible de faire tout autant, à moindre coût.
Aujourd’hui, l’Inde peut encore produire. Demain, l’accès aux médicaments nécessaires à la survie de populations entières sera lourdement entravé. De l’Organisation mondiale de la santé au Parlement européen en passant par des chercheurs et des personnalités politiques de tous horizons, l’ensemble des personnes qui se sont exprimés à ce sujet ont d’ailleurs vivement critiqué ces mesures. Les négociateurs, eux, restent silencieux. A tel point que des responsables de l’OMS ont la semaine passée publiquement exprimé leurs regrets de n’avoir jamais pu consulter le projet d’accord afin d’en évaluer l’impact sur la production de médicaments. Une demande restée lettre morte. Est-ce parce que N. Gupta en Inde et Luc Devigne en Europe en connaissent les conséquences mortelles ?
Depuis plusieurs années, la Commission européenne mène une politique qui restreint lourdement l’accès aux traitements. Les négociateurs européens, agissant contre les demandes des représentants démocratiquement élus et contre les intérêts de santé publique européenne et mondiale, cherchent à établir des standards toujours plus élevés. Et cela sans la moindre considération pour la vie de millions de personnes. L’Europe ne peut pas se faire contre ses peuples, elle ne peut pas se faire contre les pays en développement. La capacité de l’Inde à produire et exporter des génériques doit être préservée. C’est même vital.